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Projet sportif & projet professionnel L’histoire de Thomas 4/5

3 mars 2021 }15 minutes de lecture

Après l’étape de la mise en mouvement d’un projet, celle de sa préparation, puis celle du renforcement, voici celle de la concentration. J’aurai aussi pu dire celle de l’exécution, du passage à l’action, ou de la réalisation, mais je crois que derrière chaque « entreprise personnelle », derrière chaque aboutissement intime, les enjeux clés pour soi-même se trouvent cachés dans l’accomplissement mental, voire aspirationnel. Le récit de cette 4ème étape peut paraître ainsi concerner moins directement ou moins concrètement la réalisation du projet proprement dit. En réalité, j’ai essayé de traiter ce sujet sous l’angle de la concentration, du ressenti, de la satisfaction qu’apporte l’exécution.

Convaincu que l’ultime moteur de nos projets les plus audacieux est l’envie, je crois que celle-ci s’imprime en nous en même temps qu’elle écrit aussi une partie de notre bonheur. Sous cet angle, chacun verra dans les prochaines lignes les ressorts qui lui iront, pour tisser les liens entre concentration, réalisation, et satisfaction.

 

 


 

Étape 4 – La concentration

[Thomas]

Le ciel grondait et craquait. Malgré cela, les ultra-traileurs de l’UTMB inondaient les rues de Chamonix, avançant vers la place de l’Eglise, où allait être donné le décompte final avant le départ. J’avais savouré chaque seconde de cette journée à attendre ce départ. J’avais pris plaisir à préparer avec minutie mes derniers repas, mon matériel, les surprises laissées aussi aux 3 femmes qui m’accompagnaient depuis 2 ans dans ce projet si personnel.

J’avais écouté une dernière fois ma playlist « Never Give Up » qui m’avait accompagné durant tous ces entraînements, comme pour en mémoriser une dernière fois chaque morceau.

La 1ère récompense avant même le départ de la course : le dossard

UTMB Thomas Ollivier

J’avançais, sous un ciel ombragé et une pluie fine, revêtu du costume de l’ultra-traileur de l’UTMB, 2 ans et 2 mois après mon premier trail.

J’étais concentré sur tous ces instants, alors même que la course n’avait pas démarré. Il s’agissait d’une concentration semblable à de la méditation, pour être là ici et maintenant. Car marcher vers ce point départ était déjà un objectif atteint, et je voulais en profiter.

En attendant le décompte avec ma sœur qui m’accompagnait, je faisais comme bon nombre de coureurs autour de moi : je me jaugeais par rapport aux autres, sur des critères absurdes d’allure physique ou de niveau de détermination perçue dans les regards. Plus qu’un combat d’égo, il s’agit je crois pour beaucoup d’un rituel pour se rassurer, suffisamment prégnant pour participer à l’échauffement du mental, tout aussi important que celui des muscles, mais assez inoffensif et « bon enfant » pour rester dans le plaisir de l’instant : celui du départ.

Une semaine avant, j’étais dans le bureau du médecin du sport du CHU de Niort qui m’avait suivi et accompagné depuis mon entorse quelques semaines avant.

Après une ultime échographie, il m’avait autorisé à m’aligner sur la ligne de départ, me sensibilisant malgré tout sur les risques encourus, et me présentant deux alternatives sur la façon de sécuriser ma cheville. La première consistait à courir avec un strap, assez tendu, et prévoir de le changer une à deux fois pendant la course. Ce scénario me sécuriserait mentalement, atténuerait la douleur, et permettrait de protéger la cheville d’une nouvelle rechute violente. Le second scénario au contraire consistait à courir sans strap, sans chevillière, sans bandage ou sans pommade. Il consistait à accepter la fragilité de la cheville, d’en ressentir les signes de faiblesse, voire de douleur, pour ajuster ma course et rester vigilant. J’avais choisi le second scénario. J’avais choisi d’assumer cette vulnérabilité, d’en faire un point de concentration, pour être plus encore dans ma course.

J’allais prendre ce départ sans artifice, fier de ces deux ans de projet et de préparation, confiant dans les choix qui avaient été les miens.

Et si cela n’était pas déjà assez, revêtir le costume de l’ultra-trailer de l’UTMB, finissait de me poser sur cette ligne de départ, légitime et digne, respectable et respectueux du collectif qui m’entourait.

Le rituel s’installait. Les speakers faisaient monter l’adrénaline, avec un discours volontairement « too much » sur nos raisons d’être ici. Personne ne pouvait être ailleurs que dans cet instant. La concentration était devenue collective, et la somme de toutes ces vibrations orchestrées autour du décompte, comme une cérémonie unit les récipiendaires, donnait aux 2689 âmes présentes une force qui transformerait cet instant en un souvenir impérissable.

Ce rituel collectif pris fin avec les dernières notes de « Conquest of Paradise » de Vangélis. Une tradition…  là aussi.

Les premières foulées se firent attendre. Les rues de Chamonix, noires de monde entre les supporteurs et les coureurs, offraient un spectacle étourdissant. Faisant attention à ne pas me faire marcher dessus, ainsi que l’inverse, je gardais également une attention extrême pour guetter et reconnaître ma famille, qui avait dû prendre place sous la même pluie que moi, afin de me voir passer quelques secondes. Une façon de les remercier en somme, de croiser le regard de mes filles, leur montrer que tout allait bien, avant de basculer définitivement dans la course.

La nuit tombait alors que nous entrions dans les premières montées et descentes. Les coureurs élites étaient déjà loin devant, mais là au cœur du peloton, il fallait toujours redoubler de vigilance. Les bâtons des autres, le piège des rochers ou des racines, les trous masqués par les forêts de jambe devant soi, puis les premières descentes raides obligeaient à un exercice de concentration permanent. Sur le 1er ravitaillement conséquent, la présence de la famille et les encouragements préparés à l’aide d’affiches à mon effigie permettaient de ne pas tomber dans une concentration trop mécanique. « Contamines », Il s’agissait du premier et du dernier ‘ravito’ en réalité avant la 1ère nuit à s’affronter dans la montagne.

Ces premiers 31 kilomètres, entre les palpitations du départ, l’obligation de concentration extrême, et le rappel de mon projet à travers les yeux et les encouragements de mes proches, installaient profondément en moi ce que j’étais venu chercher : plus qu’un traitement de choc contre une atrophie aspirationnelle, il s’agissait maintenant de rentrer en quasi-méditation, et de ressentir chaque seconde, de profiter de chaque instant.

La pleine nuit était là. Nous attaquions le premier gros morceau du parcours avec le Col et le Refuge du Bonhomme à un peu plus de 2400 mètres, puis la descente raide vers les Chapieux, tortueuse et dangereuse pour ma cheville. Je me souviens de ces instants où j’étais bien. Heureux d’avoir la chance d’être là pour ce défi que je m’étais lancé, et je prenais chaque exigence d’effort comme une aubaine. Chaque difficulté passée était une motivation supplémentaire pour me projeter vers la suivante. Chaque effort de concentration en rendait l’instant plus savoureux.

Le jour se lève au passage des Pyramides Calcaires

montagne nuit

J’arrivais en milieu de la matinée à Courmayeur, qui représentait pour moi un peu plus que le milieu du parcours après 80 km et 4600 mètres de dénivelé positif. C’était aussi l’étape jusqu’à laquelle j’avais forcé, quelques semaines plus tôt, sur une cheville en piteuse état. D’une certaine façon, ce ravito marquait un nouveau départ pour moi, vers une partie de la course que je ne connaissais pas. Sur ce ravitaillement, de façon assez violente, je pris conscience que j’étais bien, en bonne forme, et surtout avec un excellent moral, à la fois dans la façon d’échanger avec mes proches, mais aussi en voyant autour de moi les interventions des médecins de course et les malaises d’autres coureurs.

J’étais donc reparti vers l’une des plus belles parties de la course, vers l’ascension du Grand Col Ferret, que je franchis vers 17h, sous un ciel magnifique. Un ciel magnifique, mais un ciel de montagne… En effet, quelques minutes après, la longue descente vers la Fouly, à 10 km environ, allait devenir le passage le plus compliqué pour moi sur cette course. Je mis plus de 2h à descendre ces 10 kilomètres… pris avec d’autres dans un orage de montagne terrible, où la grêle nous claquait les cuisses, le dos et le crâne.

Je fus l’un des premiers à m’abriter dans un petit refuge de berger. Quelques secondes après, nous étions une vingtaine, et beaucoup des coureurs qui m’avaient rejoint grelotaient, certains même vomissaient. Je compris vite qu’il fallait que je reparte. Il fallait être à la hauteur du défi que je m’étais lancé ; les éléments en faisaient partie.

Je repartis ainsi en serrant les dents sous une grêle violente… devant mes collègues de galère qui n’y croyaient pas. La descente fût très longue et très éprouvante pour les jambes. Le sol se dérobait. Les sentiers n’existaient plus et il fallait bien repérer les balises qui ne s’étaient pas faites emportées pour trouver son chemin. Plusieurs fois je glissai, plusieurs fois je me relevai. Arrivé au village de la Fouly, avec le ravito devant moi, je courais toujours mais j’avais la mâchoire serrée, la gorge nouée, et la colère au bord des lèvres. Vu l’état de la montagne, j’étais convaincu que la course était suspendue.

Je sortis de ma morosité plusieurs minutes après, alors que j’étais assis près de ma famille, et qu’on me disait, depuis plusieurs minutes sûrement, que la course n’était pas arrêtée, qu’elle continuait, et que je pouvais donc repartir. J’appris plus tard que les ponts de la Fouly avaient été emportés, que plusieurs familles dont la mienne avaient attendus des heures avant de pouvoir repartir, et qu’ici, à la Fouly, un record d’abandon avait eu lieu. J’ai toujours cherché des témoignages de cet épisode, dans les récits de course ou ailleurs. Je n’en ai trouvé aucun, comme si j’avais rêvé tout ça… mais ce n’était pas le cas. Non, les rêves étaient pour dans quelques kilomètres.

Je repartis donc de la Fouly surmotivé, bien « requinqué » comme on dit. A partir de Champex-Lac, après 28 heures de course, j’entamais ma 2ème nuit. Je montais péniblement vers La Giète. J’avais mis le corps en pilotage automatique, et j’avançais vite et bien… chaque fois que je parvenais à garder au moins un œil sur 2 ouvert. Sur cette montée, la 9ème depuis le départ, je croisais un dizaine de fois le même américain. Je compris qu’il avait encore les yeux mais qu’il n’avait plus les jambes. On s’entraida ainsi jusqu’au ravitaillement. A quelques centaines de mètres de celui-ci, je reconnu comme un signe qui m’était envoyé. J’avais bien pris quelques buissons et quelques rochers pour quelques spectateurs ou autres créatures… mais chaque fois, un raisonnement automatique s’enclenchait et venait tuer ces idées saugrenues. En revanche, plus j’avançais vers le ravitaillement, plus je reconnaissais les quelques notes d’un des morceaux de ma fameuse playlist « never give up », dont je ris du nom maintenant. Ce morceau, je l’avais glissé avec un mot spécial dans l’une des 3 enveloppes que j’avais cachées avant mon départ, pour chacune de mes trois supportrices du quotidien. Ce morceau était celui que je partageais avec la plus grande de mes filles. C’était Opus d’Eric Prydz.

Je repartis du ravito, complètement « halluciné », repensant aux effets incroyables de la providence et du hasard. Le seul ravito où les bénévoles faisaient la fête, était celui qui arrivait au meilleur moment pour moi, et, à la minute près, le morceau qu’il fallait. Je repartis avec le morceau en boucle dans ma tête. Il était environ 3 heures du matin. J’avais dormi 10 minutes depuis le vendredi matin. J’attaquais les 30 derniers kilomètres et je courais toujours.

Vers 8h du matin, j’étais aux pieds de l’ultime et dernière montée, bien raide, celle du Col des Montets et de la Tête aux vents ; celle que j’avais faite en randonnée une semaine avant avec ma fille. Il restait 20 km, encore 1000 mètres de dénivelé positif, et même si je savais depuis bien longtemps que j’allais aller au bout, j’avais là le sentiment d’être déjà sur la ligne d’arrivée.

Fin du beau temps au passage de Col Ferret

Thomas Ollivier - Descente

Passé la Tête-aux-Vents, je recommençais à courir, chaque saut était douloureux. La belle technique et la souplesse n’y étaient plus, mais c’était comme si chaque fibre musculaire encore capable de quelque chose se réveillait et s’unissait aux autres. Je me répétais mon « credo» (dont je me sens incapable de trahir le contenu ici), pour doper tout ça. Et ça fonctionnait… je courais bien. Je profitais de ces derniers instants, toujours dans cette concentration du plaisir. Celle-ci devenait autre chose, foulée après foulée, si bien que sur la descente, je perdis cette fameuse concentration au profit d’un début d’exaltation contre lequel je ne pouvais rien. Il n’en fallut pas beaucoup plus pour que ma cheville se rappelle à moi. Elle se tordit. Par réflexe je sautillais, et décidais de ne pas m’arrêter. Je repris la course, doucement, mesurant le niveau de douleur et le jugeant suffisamment supportable pour continuer de l’avant… toujours en courant, mais surtout, toujours en accueillant béatement la joie et le bonheur qui montaient. A moins de 10 km de l’arrivée, je passais devant un « T » entouré d’un cœur… un petit vestige d’une rando entre une fille et son papa, celle-lui disant alors : « je grave ici un souvenir pour t’encourager, pour les derniers efforts, car on sera à Chamonix pour t’attendre donc on ne pourra pas être là ». En fait si, vous étiez bien là.

L’entrée dans Chamonix me donne encore des frissons. Mon frère m’attendait sur la première ligne droite dans une logique « tranquille, c’est gagné ».

Aux premiers virages, Benjamin du 5ème Elément, m’attendait également, criant « tu tiens ta revanche !».

Je passais devant la célèbre statue de Horace Bénédict de Saussure de Jacques Balmat avec mes deux filles qui couraient elles aussi. A quelques mètres de l’arrivée, le speaker m’accueillait. Ma famille était là, heureuse, créant autour de moi une jolie ivresse collective. Entre accolades et embrassades, un certain Jan Nyka était là pour en croquer certains morceaux, que seul l’œil du photographe sait entrevoir. J’arrivais 973ème sur 1556. Sur les 2689 inscrits au départ, plus de 1000 avaient abandonné.

J’avais 40 ans, et j’aurai pour toujours ce souvenir, et derrière celui-ci autant de secrets découverts : j’étais finisher de l’UTMB 2019.

Finisher de l’UTMB

Thomas Ollivier - Finisher


 

Suivre toutes les étapes du défi de Thomas :

AUTEUR.E

Jérôme Bucher
Directeur Associé

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